2016
Benjamin TESTA
Des plans imaginaires
Prière d’insérer
L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble? On sent confusément des fissures, des hiatus, des points de friction, on a parfois la vague impression que ça se coince quelque part, ou que ça éclate, ou que ça se cogne. Nous cherchons rarement à en savoir davantage et le plus souvent nous passons d’un endroit à l’autre, d’un espace à l’autre sans songer à mesurer, à prendre en charge, à prendre en compte ces laps d’espace. Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le ré-inventer (trop de gens bien intentionnés sont là aujourd’hui pour penser notre environnement...), mais de l’interroger, ou, plus simplement encore, de le dire ; car ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité : une forme de cécité, une manière d’anesthésie.
C’est à partir de ces constations élémentaires que s’est développé ce livre, journal d’un usager de l’espace.
Georges Perec, Espèces d’espaces, Feuillet mobile, Edition Galilée, Paris, 1974
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Appartement Moyen 011115 > 010216
Ce projet résulte de l’étude d’une archive, sans cesse augmentée, où sont consignés les plans des appartements à l’intérieur desquels je séjourne et un calendrier des jours de résidence dans ceux-ci.
Une période est ensuite ciblée afin de représenter, au terme d’un processus de calcul et de dessin, le plan d’un appartement ‘moyen’ tenant compte de l’agencement des différents logements et des durées d’occupation.
La méthode de dessin se traduit initialement par le regroupement des plans à partir de leur centre de gravité. S’en suit une observation de chaque groupe de pièces : Cuisine, Salle de bain, WC, Chambres, Salon, pour définir la position et la taille moyenne de celles-ci.
Les données spatiales (position et taille) sont ré-évaluées au regard de la durée d’occupation de l’appartement : plus la période de séjour dans un appartement est longue, plus l’importance prise par celui-ci dans le dessin définitif sera grande.
Un ajustement final est réalisé afin de rendre cet appartement moyen habitable : les pièces qui se superposent sont désolidarisées, les portes et fenêtres sont placées et des espaces de circulations sont ménagés.
Pour chaque « Appartement moyen » sont présentés : les plans des logements, le calendrier des lieux de résidence, les dessins des différentes phases, le plan final avant et après ajustement.
Appartement Mathieu - Appartement Julien - Appartement Parents - Appartement Robin - Appartement Colombine - Appartement Laura - Maison Marie
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La méthode de dessin peut se résumer en six phases :
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Les plans des appartements sont ré-orientés de sorte que l’ouverture de la porte d’entrée se face en direction du nord. - Le centre de gravité de chaque appartement est mis en évidence et tous les dessins sont superposés autour de ce point de référence.
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Les cinq groupes de pièces sont ensuite observés séparément.
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Afin d’intégrer le facteur Temps dans le calcul, la distance séparant le centre du dessin du centre de chaque cuisine est re-définie selon la proportion de la durée passée dans cet appartement par rapport à la durée totale observée.
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)Le centre de gravité de la courbe passant par ces points correspond au centre de la cuisine dans le plan moyen.
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On définit ainsi la position de chaque pièce dans le plan moyen.< >La surface de chaque pièce correspond à la moyenne des cotés des pièces re-définie selon la proportion de la durée passée dans cet appartement par rapport à la durée totale observée.Un ajustement final est effectué afin que les volumes ne se superposent pas, que les portes et fenêtres soient placées et que des espaces de circulation soient ménagés.
Vues de l'exposition
Mathieu GIRARD
Doom 2 production
Mathieu Girard inscrit dans une démarche singulière des espaces altérés et dessinés qui révèlent une certaine vie antérieure. Il exploite dans son travail le jeu entre forme et fonction ce qui perturbe la façon de voir l’objet. Il ne livre pas d’images directes, mais fabrique des atmosphères énigmatiques et déconcertantes. Ses sculptures se situent entre les fragments et les vestiges d’une vie passée.
Il met en relation des matériaux empruntés au monde réel, provenant de la construction. Ces matériaux modestes confèrent à ses sculptures un aspect brut, anonyme. Le traitement de l’espace et du matériau ainsi que les questions de formes qui sont communs à l’architecture et la sculpture se retrouvent présent dans son œuvre.
Ces combinaisons de matières, de poids et de masses induisent un rapport au corps du spectateur. Il fabrique et conçoit des sculptures qui sont généralement des formes modulaires abstraites composées d’éléments architecturaux. Il s’intéresse aux techniques de construction tout en ôtant leur fonction propre.
Ses sculptures planent dans une temporalité suspendue de sorte qu’on les dirait provisoires ou inachevées. Si ses travaux laissent parfois une impression de simplicité, c’est justement là qu’ils puisent leur originalité. La banalité prend une dimension métaphorique et représente paradoxalement toute notre ère sociale.
Ses œuvres ressemblent souvent à des tranches de chantier de construction abandonné, faisant résonner une esthétique de délabrement maîtrisée. Ses sculptures auxquelles plus rien ne doit arriver que la démolition, offrent soudainement les bases d’une construction. Les choses semblent y trouver un début d’existence au moment de leur fin. Les formes froides, les matériaux bruts font ressurgir les lignes des constructivistes dans un espace en marge d’une activité passée où l’homme n’est plus présent physiquement mais dans l’inconscient.
Ses œuvres sont semblables à des tableaux racontant une histoire, jouant avec la mémoire, dont le sens est perturbé par l’emploie poétique des matières. La finesse de son travail est lisible dans l’utilisation de matériaux solides qui confèrent à ses sculptures une fragilité et une instabilité. La pratique de Mathieu Girard insinue le déséquilibre et distille le doute dans la permanence des catégories et des styles qui garantissent habilement la validité de nos schémas perspectifs.
Il crée des paysages urbains utopiques déconstruits tout en jouant sur l’ambiguïté du naturel et de l’artificiel. La notion de paysage est forte dans le travail de Mathieu Girard. Il fabrique des paysages artificiels abandonnés. Il fige ces images de lieux déserts, devenus friche en les travaillant de manières différentes et en leur donnant un aspect brut mais aussi poétique, questionnant ainsi notre quotidien. Son intérêt porte sur des éléments banals, ancrés dans notre inconscient, mais qui ne sont jamais regardés avec attention.
Dans ses paysages recomposés, l’artiste nous invite à une médiation sur l’échec d’une utopie architecturale.
Au moyen de la sculpture et de l'installation, Mathieu Girard tente de nous livrer une vision du monde qui tend vers l'essence des choses, nourrie par une attitude existentielle face à l'activité humaine et à sa raison d'être. Souvent l'artiste a recours à des éléments qui renvoient à l'architecture, et ce tant par les formes que par les matériaux utilisés. Ce faisant il évoque une activité élémentaire de l'homme, qui tout en construisant, en édifiant, tente non seulement d'affirmer sa présence dans le monde, mais répond aussi à un besoin élémentaire de se protéger, de s'isoler ou au contraire de se regrouper.
Au travers de ces formes, l'artiste fait moins référence au bâti, raccourci rapide qu'il juge trop superficiel, qu'à la philosophie et à l’expérience du corps qu'il souhaite faire émerger. En effet, son travail est beaucoup plus intime, subjectif, poétique qu'il n'y paraît. Pour lui les fragments d'objets ou de matériaux qu'il investit dans ses œuvres ne suffisent pas pour dire qu'il fabrique de l'architecture. L'artiste explique alors que les éléments qu'il utilise sont davantage des supports de création, des tremplins à la réflexion.
Son travail soulève également la question du lieu de l'art, ses réalisations étant étroitement liées aux espaces qu'elles investissent ou plutôt transforment, habitent et avec lesquels elles dialoguent. Le visiteur est alors convié à faire l'expérience du lieu, pénétrant l'œuvre par le regard et le corps. Mathieu Girard est guidé par la volonté d'habiter l'espace. Ses œuvres nourrissent sa réflexion anthropologique sur l'homme dans son rapport à la nature et au monde.
Pour cette exposition, il nous propose un environnement composé de sculptures de béton. Entre ruines et chantier, ces formes distillent les indices d'un état indéfini. L'utilisation du béton, aussi appelé pierre liquide, confèrent aux sculptures un aspect massif, mais par sa mise en œuvre particulière l'artiste interroge notre rapport à ces formes et à leur futur incertain.
Dessins préparatoires
Vues de l'exposition
Photos Mathieu Girard
Alain LAMBILLIOTTE
Frêles bruits
Conversations entre la ligne et la couleur
Exposition réalisée grâce au soutien du Conseil Régional Bourgogne Franche-Comté, du Grand Chalon, et de le Ville de Chalon-sur-Saône à la Chapelle du Carmel à Chalon-sur-Saône
Ouverte du 6 octobre au 5 novembre 2016.
Alain Lambilliotte, exerce la peinture depuis près de quarante ans. « Peintre » il l’est si l’on considère que la peinture consiste à recouvrir une surface d‘une ou plusieurs couleurs, mais si on regarde de plus près la pratique de Lambilliotte déroge fortement aux règles du genre. Car dans l’art de quitter les sentiers battus des conventions et des traditions, on peut dire que c’est un maitre. Dès son entrée en « matière dans le champ de la peinture il s’est manifesté par un sens de la transgression et du déplacement qui témoignait d’une singularité et d’une originalité suffisamment forte pour être remarqué par le galeriste Lucien Durand, et participer à une importante exposition à l'Arc « Paris Travaux 77 ». Il y présentait des « travaux » qui n’avaient du tableau que la structure et qui faisaient appel à des éléments relevant du dessin, de l’empreinte, de l’assemblage, donnant une matérialité à l’objet. En affirmant une dialectique de la partie et du tout. Je veux dire par là que ce qui faisait cadre faisait aussi dessin et structure.
On pouvait, en voyant ses « peintures » penser à des « fenêtres » dans le rapport qu’elles entretiennent avec le pictural, mais aussi à l’élément mobilier qui ouvre nos murs ou encore à ces structures coulissantes propres aux intérieurs japonisants. Ils jouaient des contrastes dynamiques entre ce qui voile et dévoile sans pourtant rien donner d’autre à voir que ce qui relève du « geste » de la peinture : ligne et trace, transparence et opacité. Entre l’ornemental et l’analytique, il nous entrainait dans des situations plastiques ou se mélangeaient de façon totalement déroutante un sens de l’incertain et un art de la rigueur ; avec une bonne dose d’ironie en forme de discret pied de nez à l’esprit de sérieux.
Sans en avoir l'air il a anticipé dans sa pratique beaucoup de démarches qui ont "fait" l'histoire récente de la peinture et ont retenu l'attention de nos institutions... comme un art de mélanger le décoratif et le dé constructif, une capacité à associer bricolage et logique constructive de l'œuvre, programmation et aléatoire, le "brut" et le "fini". Son travail a su profiter des expériences de Support Surface sans ignorer des recherches comme celles de la Pattern Painting ou du Hard Edge. Mais il a aussi mis (quasi au sens propre) d’autres cordes à son arc : un art d’accommoder les restes, d’agencer les chutes, de nouer des liens, croisant dans ses pratiques celles que d’autres convoquaient dans une économie du totémique ou du symbolique. Sans condescendance mais en refusant le simulacre, il va s’approprier des pratiques archaïques ou artisanales ou industrieuses mais sans mimétisme ni gratuité ; plus comme objet ou territoires d’expérience et modes de productions possibles.
En France il a été un des premiers à intégrer la lumière néon à la fois pour ses qualités d'irisation chromatique que pour sa façon de contredire la netteté de la forme. Certaines de ses œuvres n’ont rien à envier à celle d'un Keith Sonnier. Dans ces dernières pièces, les couleurs fluo conjuguées au blanc dessinent et infirment le rapport forme /fond dans des jeux extrêmement subtils. L'exposition qu'il avait faite au 19, Crac en 2010 avait vraiment impressionné ceux qui avaient pu la voir. Avec une économie de moyens il y atteignait le monumental. La simplicité ici servait la complexité des effets visuels, au service d’un jeu où l’espace était à la fois mise en gloire et en abîme.
Alain Lambilliotte a depuis longtemps compris que la peinture n’avait plus vraiment besoin du carcan du châssis, qu’elle pouvait cheminer dans les lignes serpentines de la couleur. Couleur dont l’éclat de ses artifices fait surgir la ligne qui se conjuguant au matériau qu’elle couvre investit le mur.
La couleur chez Lambilliote retrouve par éclat la tradition de la peinture ; mais pour s’émanciper, elle s’est libérée de ses carcans, et aussi de la soumission à l’image. C’est pourquoi il y a chez lui un bricoleur de haute culture qui sait retrouver le baroque dans les gestes de l’artisan, l’art du dessin dans les rainures d’une planche d’arbre, Le sens du décoratif dans les torsades d’un cordage.
C’est ce qui fait que ceux qui veulent bien se rappeler que l’art est aussi une question de regard, qu’un regard est forcément confronté à une histoire de la vision, des savoirs et des savoir-faire ne peuvent qu’être profondément ébranlés par son œuvre. Un œuvre qui sait, au-delà de la modestie feinte de son auteur, associer avec tant d’intelligence métier et invention ; s’approprier dans ce qui est exogène à l’art ce qui lui permet de rebondir.
Philippe Cyroulnik
Vues de l'exposition
Photos Alain Lambilliotte
Jane NORBURY / Will MENTER
L'eau touche la terre
Nouvelles installations de Jane Norbury et Will Menter inspirées par l'église, en contrepoint avec Terre/Corps/Bois exposé en 2010
Exposition ouverte du 9 juillet au 18 septembre 2016 tous les dimanches et jours fériés de 15h à 19h
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Eglise de Cortiambles
Traversant la nef, Jane crée un cheminement de terres colorées ramassées en Saône et Loire : les rouges de Givry et Ozenay, le jaune de Torcy, les bruns de Changey. La partie non protégée par le toit sera transformée par la pluie et le soleil.
Dans les espaces intimes et résonants des deux chapelles, Will explore la musicalité de l'eau tombant sur les plaques d'ardoise, amplifiée par des tubes en terre cuite. Ces nouvelles sculptures sonores fonctionnent en continu et invitent à une écoute contemplative.
Halle Ronde de Givry
Jane et Will exposent sculptures, photos et vidéos récentes
Exposition ouverte du 7 au 22 septembre 2016
Déambulation Sensorielle
Organisée dans le cadre des journées du patrimoine avec une performance musicale de Will Menter. Mise en résonance de l'église Saint Martin à Cortiambles et de la Halle Ronde de Givry, avec les expositions dans ces deux lieux.
Le dimanche 18 septembre 2016 à partir de 17h
Prélude musical de Will Menter avec ses sculptures sonores dans les deux chapelles de L'église de Cortiambles
Jane Norbury parle de son projet avec les terres de Saône et Loire '90 buckets of earth'
A 18h, départ de la balade sur le chemin de terre vers la Halle Ronde de Givry, « Pourquoi les sols autour de Givry ont-ils des couleurs différentes »
A 19h : Mise en résonance de La Halle Ronde par Will Menter, et clôture des expositions
Vues de l'exposition
Daniel BRANDELY
Reenactment
Le mot performance provient de l'anglais to perform, soit : interpréter, exécuter. Il faut l'entendre comme une forme artistique qui condense les dimensions d'espace et de temps au service d'une action scénarisée ou improvisée. L'oeuvre est réduite à son processus et à son exécution directe. L'artiste devient actant, le plus souvent dans une proximité, voire une promiscuité qui induit une intensité relationnelle sensible avec le public. La temporalisation figée des médiums traditionnels tels que peinture, sculpture ou installation, se voit donc substituée par un événement qui importe la réalité existentielle au coeur même de la production d'un artéfact (1). Cette libération paradoxale de l'expression (la performance est l'art des contraintes consenties), s'impose donc non seulement en alternative à une attitude contemplative du public mais à l'inertie d'une institution artistique devenue patrimoniale.
Historiquement, l’origine de la performance fait débat. On peut citer en amont le mouvement futuriste italien qui, dès les années 1910, conjugue expression picturale et théâtralisation de la voix, soumettant non sans autorité le public à des déclamations incantatoires aussi spectaculaires qu'intrusives (2). Presque simultanément adoptées par le dadaïsme, sous des versions iconoclaste et drolatique, toutes ces actions s'inscrivent en prolongement actif de la dénonciation de l'oeuvre dont la finalité objective, les critères esthétiques et le savoir-faire sont réfutés par Marcel Duchamp. Bien qu'assujettie à une temporalité propre au spectacle vivant (théâtre, chorégraphies, concerts...), on doit encore à la performance la remise en cause radicale des codes scéniques. S’il y a concordance événementielle (live), son détachement vis à vis de la marchandisation culturelle, son déni de la trace, son caractère d'unicité et sa nature transgressive, la situent définitivement dans le champ expérimental.
Dans sa version contemporaine, le terme de “performance” n’est attesté qu'au début des années 1970 par certains critiques d'art qui se fondent essentiellement sur les années 50. De l’action painting à Gutai, Yves Klein ou Allan Kaprov (3), la gestualité picturale cède en quelques années la place à une énergie humaine quasi autonome. Cette incarnation progressive se fait autour de la persona de l'artiste, re-présentant masqué d'un rôle. Si l'acte performatif gagne alors en intensité dans la seconde moitié du XXème siècle, développant son caractère interdisciplinaire (puisant dans les ressources de l'image et du son, que ce soit à travers le cinéma, la vidéo ou les moyens numériques), majoritairement "l’épreuve du corps" vient à s'affirmer au centre de l'action. Prétexte à glorification populaire quand elle est associée au sport, la mise en danger va devenir l’axe de l'art corporel (body art). Exigeantes dans leurs dénonciations, le plus souvent insoutenables en pratique, ces performances "hors limites" sont portées par des stratégies de résistance. Le corps biologique, le corps social, le genre, les versants du psychisme, de la politique, de la sexualité et de l'identitaire s'imposent comme les enjeux d’un art fait pour une instantanéité transcendante dont la seule vidéo est à même de traquer la postérité fantomatique.
Précédant de quarante ans la confusion de notre société actuelle, où illusion néo-libertaire, narcissisme et instrumentalisation libérale illusionnent notre corporéité, deux performers Marina Abramovic et Ulay (Uwe Laysiepen), l’une serbe, l’autre allemand, vont élever l'art corporel au rang de rite existentiel. Animés par une dynamique relationnelle, pendant la douzaine d’années de leur collaboration et par le seul discours de leurs corps, ils ménageront l’équilibre entre le symbolique et le cathartique. Explorant les rapports de pouvoir et de dépendance entretenus avec le public, redéfinissant la notion d’alter ego, dépassant le désir d’unité fusionnelle comme l’opposition de genre, chassant l’inconscient collectif et la mythologie ayant trait à l'union, le "couple fait art" va remettre à l'oeuvre la place de l'individu dans le collectif.
Relation in space, leur première performance commune, est donnée en juillet 1976 à la Biennale de Venise. Les deux artistes courent nus, l'un vers l'autre pendant une heure, passant avec une intensité croissante du simple frôlement de peau à la colision violente des corps. Cette action duale scelle emblématiquement jusqu'en 1979 le principe de leur démarche contenu dans leurs Relation Works (4), ensemble qui regroupe 14 performances : "Pas de lieu fixe, contact direct, prise de risque, mouvement permanent, pas de répétitions ni de reprises" (5).
L'intensité dramatique de ces années, mène en 1980 à un premier épilogue significativement représentatif de l'épuisement du couple. Rest energy, présentée à Dublin évoque dramatiquement un acte de "mort différée". Lors de cette performance, Abramovic bande un arc que le poids de son corps en bascule permet de maintenir en tension alors que Ulay, tenant la corde et la flèche, dirige celle-ci vers la poitrine de sa partenaire (et compagne !)
Suite à leur rencontre avec les Aborigènes d'Australie, une phase nouvelle imprime leur parcours. Les contextes - lieux et cultures -, gagnent en influence. D'autres personnes sont impliquées dans les performances, des objets symboliques sont introduits. Une intensité spirituelle contenue caractérise leur inactivité physique et le minimalisme des dispositifs (6). La dimension universelle de ce travail rejoint des préceptes propres aux philosophies orientales. Témoignant sur cette période et le fait que leurs corps ne sont plus en tension, Marina Abramovic emploiera le terme de "nature morte", préfigurant son propre "ailleurs".
The lovers, est leur ultime performance commune en 1988. Cette action exceptionnelle explore définitivement l'étirement et la compression de leur double aventure humaine et artistique. Partis chacun d'une extrémité de la Grande Muraille de Chine, Marina Abramovic et Uwe Laysiepen se rejoignent au bout d'une marche de deux mille kilomètres et douze années, scellant par cette dernière rencontre, leur séparation.
Vingt-deux ans s'écoulent sans qu'ils ne se croisent à nouveau, jusqu'à ce jour, cette minute précise en 2010 - alors que Marina Abramovic réalise une performance au MOMA de New York (7) -, où Ulay réapparaît devant elle, fantôme étique et flottant.
"Reenactment" (reconstitution), se propose d'entendre la déraison du couple magnétique. S'appuyant sur ce théâtre filmé au Musée d'Art moderne de New York, la performance se déploie sous une forme scénographiée pour réverbérer le temps de l'art dans l'espace des sens. Corps mythiques basculant dans le séculier, extase artistique dominée par une recognition... la dualité obsédante du témoignage oscille entre les murs, révèle l'absence et enfouit la présence (ou contraire ?) Et si le processus même de création n'était que cet écho, de l'origine à la fin, l'incessante répétition du même écart avec l'autre.
Daniel Brandely, novembre 2016
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(1) Un homme s'engage dans sa vie, dessine sa figure, et en dehors de cette figure il n'y a rien. Jean Paul Sartre, L'existentialisme est un humanisme, conférence présentée le 29 octobre 1945 pour le club Maintenant à Paris.
(2) Le Manifeste Technique de la Peinture Futuriste de Boccioni, Carra, Russolo, Severini et Balla paraît en avril 1910. Il revendique l'acte de peindre en lui-même en tant que spectacle dans lequel le spectateur doit être au centre de l'action.
(3)
□ Jackson Pollock, 1912 – 1958. Il réalise ses premiers drippings en 1947.
□ Gutai, 1954 - 1972. Mouvement d'avant-garde japonais, de gu, "instrument" et tai, "corps". L'adverbe gutaiteki signifie "concret et incarnation".
□ Yves Klein, 1928 - 1962. L’immatériel est au centre de son œuvre ou comment donner corps à quelque chose qui serait de l’ordre du métaphysique et de l’absolu.
□ Allan Kaprow, 1927- 2006, artiste américain du Pop art, réalise son premier happening (événement de l'instant), en 1959.
(4) Relation Works, 1976-1979 : Relation in space - Talking about similarity - Breathing in, breathing out - Imponderabilia - Expansion in space - Relation in movement - Relation in time - Light/Dark - Balance proof - AAA-AAA - Incision - Kaiserschnitt - Charged space - Three.
(5) In "Ulay/Abramovic, Performances", 1976 -1988, catalogue d’exposition, Stedelijk Van Abbemuseum d’Eindhoven, avril - juin 1997, Musée d’Art Contemporain de Lyon, octobre - novembre 1999.
(6) Nightsea Crossing (1981 à 1987) se présente comme un ensemble ritualisé de 22 performances porté par une démarche méditative interrogeant notre rapport au cosmos et aux cultures dites "premières". Pendant quatre-vingt-dix jours non consécutifs et dans dix-neuf lieux différents, Abramovic et Ulay restent assis, immobiles et silencieux, face à face de part et d’autre, d’une table, pendant sept heures d’affilée sans boire ni manger
(7) Abramovic passe 716 heures assise durant les trois mois de sa rétrospective, échangeant, pendant une minute, l’intensité du regard et du silence avec les anonymes qui viennent un(e) par un(e) s’asseoir en face d'elle.
REENACTMENT, performance réalisée par Daniel Brandely le 20 décembre 2016, à la Chapelle du Carmel à Chalon-sur-Saône ... 6:06